Je ne suis qu’une actrice et je ne suis pas plus légitime que d’autres pour prendre la parole, mais je ne le suis pas moins quand la rédaction de ELLE me demande de tirer les cartes du tarot de la culture, celle des artistes en panne d’essentiel.
C’est vrai, notre réservoir se vide chaque jour un peu plus. Mercredi 28 octobre, intérieur nuit. Sonnée, j’éteins la télévision, j’ai l’impression d’avoir reçu un coup de boule. Plus de vingt minutes d’intervention et le président de la République n’a pas prononcé une seule fois le mot « culture »... mais peut-être que ce n’est pas le sujet, comme on le serine aux artistes dans les médias et sur les réseaux sociaux depuis l’acte 1 du confinement. Oui, peut-être d’ailleurs n’est- ce déjà plus un sujet.
On vient donc d’apprendre que tous les lieux recevant du public vont fermer, sauf les services publics. Jeanne Balibar réagit immédiate- ment sur Instagram : « Et nous, on fait quoi ? J’ai pas compris... on est enfin comptés comme service public ? » Non, chère Jeanne, vous qui vous êtes engagée dès la première heure, au nom des intermittents, pour leurs droits et pour tous les autres, Catherine Corsini et Marina Foïs à vos côtés, ce n’est pas ça. Comprenez que nous ne sommes pas essentiels, au même titre que les restaurateurs, que de nombreux petits commerçants, fleuristes et libraires, pour lesquels la réouverture serait vitale, sous peine d’extinction.
Nous, artistes et équipes de spectacles confondus, nous sommes devenus aussi inactuels qu’inessentiels, point à la ligne. Dans un sondage gratiné effectué en Asie au printemps dernier, « artiste » occupait la première place des métiers les plus inutiles. Trop drôle ! Début mai, Emmanuel Macron, manches relevées à l’américaine, exhortait les Français du monde de la culture, secteur représenté comme entretenu par l’État à enfourcher le tigre et à le domestiquer. Il faut croire qu’aujourd’hui, le tigre nous a dévorés tout crus et que notre carcasse ne l’intéresse plus. À moins que nous ne valions guère mieux que des cigales qui chantent l’été pour finir le ventre vide à regarder les fourmis s’empiffrer une fois la bise venue ?
Pourtant, bon an mal an, nous l’avons enfourché, ce tigre. Notre microcosme culturel a fait la preuve inédite d’une hardiesse créative empreinte de naïveté confiante, pour distraire les gens, de façon presque enfantine pour certains, et ce tout au long du printemps. Notre bonne volonté infantilisée a continué à faire ses preuves, si je ne m’abuse, même après que le couvre-feu a été instauré. Les normes sanitaires ont été appliquées, respectées, aucun risque... sinon celui de « reprendre » malgré la crainte de ne pas toucher les aides annoncées par Roselyne Bachelot, ministre de la Culture. Des exploitants de salles de cinéma, des distributeurs, des réalisateurs, des producteurs ont pris seuls ce risque-là, et, comme les directeurs de salles de théâtre, de concert et bien d’autres entrepreneurs encore, ils ont dû baisser le rideau le 29 octobre, suite au service après-vente télévisé du nouveau confinement.
On y a vu la ministre de la Culture, qui, depuis sa nomination, s’est déclarée guerrière pour porter nos couleurs, reléguée au rôle de figurante dans le film... Donc rien de nouveau, quelques aides supplémentaires... sinon la messe est dite.
La messe ? Oui la messe.
On nous propose les épisodes d’une nouvelle série, intitulée « La course aux traitements et au vaccin-miracle ». Nouvelle approche, tendance, la science nous propose d’être dans la croyance. Alors confinez-vous... et quoi ?... et priez ?... et espérez ?... et croyez ! Et hop, la litanie républicaine du peuple uni dans l’adversité devient liturgie, parole d’évangile... en mode culte de l’être suprême, promesse de paix et de bonheur. En même temps la terreur fonctionne à plein régime...
Oh, pas la peine de s’énerver là-dessus sur les réseaux sociaux, alors que notre pays subit l’horreur d’attaques terroristes d’extrémistes dont l’idéologie délétère assassine...
Mais n’avons-nous pas justement un rôle à jouer là ? C’est par l’art, par plus de culture... beaucoup plus... par l’ouverture sur un monde qui refuse de se laisser bâillonner par la peur, que passe, depuis la nuit des temps, l’appel à la liberté.
Un artiste devrait pouvoir choisir d’être le chantre de celui qui exprime un point de vue marginal, minoritaire, un point de vue aujourd’hui asphyxié par le conformisme qui pousse partout.
Si la mise à l’isolement continue, la création des œuvres plus modestes, plus difficiles, plus exigeantes, va-t-elle survivre dans le désir épuisé de ceux qui les défendent et de ceux qui les attendent ? On est tout de même un petit groupe dispersé à s’en inquiéter... Qu’on nous fasse revenir à nous, pour vous... À rester trop longtemps prisonniers entre la plateforme et le vide, nous finirons par ne plus servir à rien, nous servirons, c’est tout.